29 mars 2010

Le travail des Droits de l'Homme, c'est quoi concrètement?

Le mandat de l'APRONUC était puissant, mais rares étaient les officiers qui en faisaient vraiment usage dans leur mission. Les risques étaient assez grands dans un pays ou tout différend, toute interférence est sanctionnée par les armes. En tant qu’inspecteur des Droits de L'Homme de l'ONU, dans une province en guerre où les tensions politiques étaient extrêmes, menant à assassinats, arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires, et autres disparitions, le travail ne manquait pas. Une de mes tâches routinière consistait à surveiller le fonctionnement de la police et de la justice. Pour la police, la méthode que j'employais consistait à débouler sans prévenir dans les commissariats et postes de police et demander au premier policier venu: "donne-moi les clefs de la prison!". Le policier, interloqué, pris par surprise, me disait alors soit "mais… il n'y a pas de prison ici, monsieur.", soit …il me donnait les clefs! Une fois les clefs en main, il ne me restait plus alors qu'à lui demander: "bon, et elle est où maintenant cette prison?" et lui bien obligé de m'y mener. Nous ouvrions alors les geôles et c'est ainsi que je pus découvrir bien des choses que même les policiers onusiens (CivPol) responsables du coin ignoraient totalement. Certains ne savaient même pas qu'il y avait une prison dans leur secteur! Certes, on m'accusait parfois de "jouer au cow-boy", mais en réalité je ne faisais qu'appliquer le mandat puissant de l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge. En outre cette méthode "au culot" payait bien, puisqu'elle me permit de libérer nombre de personnes qui n'avaient rien à faire en prison: handicapés mentaux, enfants, des gens qui avaient été jetés en prison après une dispute avec des proches du chef de police, des gens arrêtés puis enfermés depuis des semaines sans jamais avoir été déférés en justice, etc. Naturellement je ne libérais pas tout le monde, mais je m'assurais que ceux qui semblaient être là pour de bonnes raisons, soient immédiatement référés au procureur.
J'avais aussi réussi à convaincre le tribunal de venir m'accompagner dans mes visites de la prison provinciale. C'était la première fois que certains juges mettaient les pieds dans la prison! Nous revoyions alors ensemble tous les dossiers des prisonniers, un par un, et c'est ainsi que le tribunal, stupéfait, se rendait compte que nombre de prisonniers croupissaient là sans jamais avoir été condamnés. Certains n'avaient même pas été signalés au tribunal. Bref, ces inspections menèrent à de nombreuses libérations de gens qui n'avaient rien à faire en ces geôles. (voir ici quelques photos de visites impromptues de prisons)   

Naturellement les choses n'étaient pas toujours aussi faciles. Je me souviens d'une enquête qui nous menait vers un chef de district réputé très violent – il était notamment connu pour avoir décapités des hommes dans le passé et placé leurs têtes sur des piquets plantés dans la rue du village pendant plusieurs jours. Notre enquête – notamment par les nombreux témoignages recoupés de témoins -- indiquait assez clairement qu'il était responsable de nouveaux assassinats politiques. N'ayant toutefois pas suffisamment de preuves pour envoyer le dossier au [premier] procureur spécial des Nations Unies (Marc) et désirant toutefois lui faire comprendre indirectement qu'il était surveillé de près, pour tenter au moins de le dissuader de causer plus de mal, je décidai d'aller le voir. Mon assistant et moi étions très nerveux à l'idée de faire face à cet assassin. D'une quarantaine d'années, petit et rond, il nous accueillit froidement. Je commençais en lui faisant part de notre inquiétude face aux multiples assassinats reportés dans son district… il ne bronchait pas. Je lui demandai si il avait une idée de qui pouvait commettre de telles atrocités. Il ne savait pas. Alors, ne pouvant rien faire d'autre,  je partis sur une description des plus lyriques du Cambodge, de Siem Reap, d'Angkor, et notamment des fresques d'Angkor, …insistant sur "l'époque ou les valeureux guerriers Khmers combattaient  l'ennemi vaillamment, alors qu'aujourd'hui l'ennemi est assassiné lâchement, de nuit et dans le dos"… il regardait par terre.
 
Lors d'une autre enquête, nous avions aussi décidé de confronter le suspect numéro un d'un assassinat politique qui avait eu lieu dans un village du district de Bantey Srey. Même histoire, un opposant politique avait été assassiné dans le noir d'une rafale dans le dos. Lors de mon entretien avec le suspect - que je prétendais interviewer en tant que simple témoin - les choses tournèrent court. Sans doute n'ai-je pas été assez prudent, toujours est-il qu'il du comprendre qu'il était repéré... Il saisit sa mitraillette et nous intima de filer. Ce que nous fîmes sans attendre.


[Période: APRONUC (1992-1993), Inspecteur des Droits de l'Homme, Siem Reap, Cambodge]

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