29 mars 2010

Casuistique de l'humanitaire... petite histoire de dilemme typique.

Comme souligné plus haut, le Staging Area étaient le lieu où les réfugiés passaient leurs dernières nuits avant de monter dans le bus qui les rapatriait au Cambodge après parfois plus de 10 ans dans les camps. Une précision toutefois, et de taille: seuls les femmes, enfants, vieillards et handicapés étaient autorisés à monter dans ces bus du grand Retour. Tous les hommes en age d'être soldats étaient interdits. C'était la politique de rapatriement, neutralité onusienne oblige. Les hommes, tous enrôlés de force dans les trois armées respectives de la résistance (ANKI, KPLNF, ANS), étaient donc de fait considérés comme soldats. Seul problème avec cette politique, les femmes se retrouvaient seules, avec vieillards, enfants et handicapés à charge, pour entreprendre ce long périple du retour. Pire encore, elles se retrouvaient seules une fois arrivées à destination pour reconstruire leur maison, et leur vie. Déposées en pleine nature - avec certes quelques matériaux de construction pour se construire une petite maison de bois,  de bambou et de chaume - mais sans bras valide aucun pour les aider.

Avec les instructions répétées de ma hiérarchie, insistant sur cette politique discriminatoire, je me trouvais face à un dilemme: en tant qu'officier responsable de la protection, comment pouvais-je laisser femmes, enfants, vieillards et handicapés partir ainsi seuls sans hommes valides pour les aider à transporter leurs biens et construire leurs maisons une fois à destination?

Je pris ma décision: à la maison, je conçu sur mon ordinateur, un "Bon de transport pour un homme/par famille", puis je me faisais faire en ville un tampon de Protection Officer des Nations Unies, difficile à imiter. Et à partir de ce jour, je me mis à recevoir les familles de réfugiés qui s'inquiétaient de comment elles allaient entreprendre leur ultime voyage de rapatriement; je demandais alors à voir l'homme valide qui pourrait les accompagner, l'instruisais très fermement qu'il ne devait en aucun cas transporter d'armes avec lui - lui rappelant qu'une fouille complète serait de toute façon effectuée lors de la montée dans le bus - et qu'il ne pouvait pas voyager en uniforme militaire. Naturellement, les familles trop heureuses de pouvoir embarquer un homme valide avec elles, acceptaient ces conditions sans sourciller, et signaient l'agrément que je leur proposais. Je remplissais alors le fameux petit bon que j'avais préparé, y inscrivant le nom de la famille éligible, et y ajoutant celui de l'homme valide pour qui le bon était rempli, le signais, et y apposais le tampon que j'avais fait faire en ville. J'ai ainsi pu soulager de très nombreuses familles. Bon, ce n'était pas la liste de Schindler, mais c'était ma petite goutte d'eau à moi... Je savais toutefois ce que j'encourais sur le plan professionnel, mais je me disais que ce serait tout même assez fort de la part d'une agence humanitaire onusienne de virer un cadre parce qu'il aurait désobéi pour des raisons ...précisément humanitaires.

Naturellement au tout début, les officiers onusiens responsables du contrôle lors de la montée dans les bus du rapatriement m'avaient bien vite appelé, inquiets: "-Stéphane, qu'est-ce que c'est que ce bon? Tu sais bien qu'on n'a pas le droit d'embarquer les hommes valides dans le bus?!". Jouant sur la hiérarchie (j'étais plus gradé), je les rassurais "-ne t'inquiète pas, je prends ça sur moi. Si on te demande, tu dis que c'est moi qui les ai autorisé à monter". Ce qu'ils firent donc par la suite de manière routinière.

Arriva le jour où les quelques Protection Officers que nous étions, couvrant tous les camps de réfugiés des 850 km de la frontière khméro-thaïlandaise, furent convoqués pour une réunion d'information et de coordination au siège des Nations Unies à Bangkok (UN-ESCAP). Là, nos supérieurs nous rappelèrent une fois de plus, comme si besoin était, la politique de rapatriement et l'interdiction formelle de faire monter les hommes valides à bord des bus. C'est donc avec une certaine appréhension que je me lançai: j'expliquai à mes chefs, sidérés, ce que j'avais mis en place depuis plusieurs mois dans les camps où j'officiais, et comment j'avais ainsi laissé partir avec leurs familles de très nombreux hommes valides, en m’efforçant d'expliquer le bien-fondé de l'opération…

Il y eut un grand silence dans la salle; je savais que tout allait se jouer maintenant: soit j'étais viré, soit la politique changeait...

Ils changèrent la politique.
Dorénavant, chaque famille aura le droit d'embarquer un homme valide…

[Période: UNBRO (1987-1992), Site B/O'Trao]

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