22 avr. 2010

La sécurité dans les camps de réfugiés: trafics, violences et autres bavures...

Ce weekend là, j'assurais la coordination de la sécurité, et mon adjointe était J. S. une responsable du service de santé au bureau d'Aranyaprathet. Comme nous étions à court d'officiers de sécurité, la hiérarchie avait décidé que d'autres personnels onusiens, y compris personnel de bureau, pourraient dorénavant venir assister les Camp Officers, en tant qu'adjoints, pour tenir les permanences de sécurité du weekend.

Je laissai J. S. à l'administration du camp et entrepris mon tour du camp. La police du camp m'appela alors m'informant qu'on venait de trouver deux corps sur une piste, un peu à l'extérieur du camp. Je fonçai sur les lieux et y retrouvai un petit attroupement de policiers et villageois. Sur le sol gisaient deux corps recouverts l'un et l'autre d'un tapis de bambou tressé. Je m'approchai du premier corps et tentai de soulever le tapis au niveau de la tête, mais quelque chose le retenait; il était comme accroché. En forçant un peu plus, il céda et se souleva, et je compris qu'il était coincé pour une raison bien particulière: j'avais en face de moi un homme décapité au niveau du front, juste au dessus des yeux, et une arête osseuse s'était prise dans la trame du tapis. En soulevant tout le tapis, je me rendis compte que l'homme avait eut les bras fermement attachés avant d'être exécuté. Même histoire pour le deuxième corps. Comme d'habitude avec ces scènes, le pire est moins ce que l'on voit que ce qu'on imagine: difficile de ne pas se sentir pris par une certain vertige face à l'horreur d'imaginer les derniers instants de ces hommes. Comment penser l'exécution du deuxième homme, qui vient de voir son camarade, comme lui attaché et sans défense, se faire éclater la tête à coup de hache et de voir ses assassins passer à lui… 

Il n'y avait pratiquement pas de sang sur le lieu et la partie supérieure de la boite crânienne était manquante, il apparaissait donc évident que les deux hommes avaient été exécutés ailleurs et leurs corps ensuite déposés là pour être vus; sans doute mis en exergue pour l'exemple. Mais nous ne comprenions pas encore l'histoire puisque nous n'avions pas identifié les corps. Les hommes qui nous avaient devancés sur les lieux nous informèrent qu'ils avaient du chasser les chiens en arrivant et nous montrèrent où ils avaient enterré les quelques morceaux restants de cervelles que les chiens n'avaient pas encore finis. Nous décidâmes donc de ne pas laisser les corps plus longtemps sur les lieux et nous les chargeâmes à l'arrière de mon pick-up. [Voila qui n'allait pas améliorer mon image dans le camp; beaucoup de réfugiés avaient en effet peur de monter dans ma voiture à cause du nombre de morts que j'y avait transporté au cours de ces deux dernières années (dixit Andy)…]
J'appelai le commandant du camp l'informant de la situation, ajoutant que j'allais transporter les deux corps à l'administration pour tenter des les identifier.

Lorsque j'arrivai à l'administration, J. S. m'attendait. Lorsqu'elle vit les corps, elle eut un sursaut d'horreur et devint quasi hystérique. Elle demanda que les corps soient recouverts immédiatement et cachés de la vue du public. J'avais beau lui expliquer que nous devions d'abord les identifier et que sous un tapis c'était quelque peu difficile; et qu'en outre cette habitude de cacher les morts, très occidentale, n'était pas vraiment dans les us et coutumes khmers; elle n'en démordait pas. Je me retrouvais à présent à devoir gérer les nerfs de mon adjointe en plus de la situation par elle-même. Finalement, je laissai JS sur place et allai déposer les deux corps à la pagode où la tentative d'identification aurait lieu. Après quelques vingt minutes, les policiers m'appelèrent, m'informant que les corps avaient été identifiés. En arrivant à la pagode, je vis deux femmes en pleurs, totalement emportées par le chagrin, qui secouaient convulsivement les corps des deux décapités... Les policiers m'expliquèrent qu'il s'agissait des épouses des deux victimes, que les deux hommes étaient en fait des trafiquants de porcs, et qu'ils étaient de nationalité thaïlandaise... Cette dernière information me fit sourciller; ils m'expliquèrent alors qu'il existait en effet dans le camps un certain nombre de thaïlandais des villages environnants, qui se sont "mariés" avec des réfugiées khmères, et même pour certains ont créé une famille, et vivent ainsi dans le camps de réfugiés cambodgiens depuis des années. Profitant de leur nationalité thaïlandaise, ils peuvent entrer et sortir du camps comme bon leur semble; et certains ont su alors jouer de cette aubaine pour organiser des trafics en tous genres  entre le camp et l'extérieur. Or, le trafic, c'est sans doute la première cause de violence dans les camps et leurs alentours. L'histoire peu à peu se démêlait… J'appelai immédiatement le commandant thaïlandais du camp, qui fut si interloqué lorsque je lui appris que les deux victimes étaient thaïlandaises, qu'il me le fit répéter deux fois. J'allai sur le champ au quartier général pour lui expliquer la situation plus en détail.
La nouvelle créa comme une onde de choc parmi les soldats thaïlandais, mais j'ignorais alors jusqu'où cela allait mener.

Quelques jours plus tard, en pleine semaine, une rafale de mitraillette déchira le brouhaha habituel de la vie du camp. La rafale semblait venir de l'intérieur du camp. J'appelai immédiatement Andy Pendleton qui était de coordination ce jour-là, qui annonça sur le champ la "situation 2" sur canal 1. Nous nous mimes d'accord pour nous retrouver au plus vite sur le lieu de l'incident. Je sautai dans ma voiture, et pleins phares et feux de détresse aidant, me dirigeai vers le lieu. Le camp étant surpeuplé, et les jeunes enfants déambulant partout sur les pistes, il n'est pas possible de "foncer", il faut trouver la vitesse optimale, celle qui reste prudente tout en répondant à l'urgence... J'arrivai à l'arrière du camp de Nong Chan, et trouvai un attroupement de gens à sa lisière; ils n'osaient pas passer les barbelés, mais tous scrutaient l'extérieur. Andy arriva, et nous passâmes tout de suite sous les barbelés et fîmes les quelques mètres qui nous séparaient de ce qui semblait bien de loin être le corps d'un jeune homme en short.
Arrivé sur le lieu, force nous fut de constater que nous arrivions trop tard. Le jeune homme avait pris une balle dans l'œil gauche qui était ressortie par l'arrière du crâne. Je posai le revers de mes doigts sur sa cuisse; elle était encore chaude. Il venait tout juste d'être abattu. Andy et moi réalisâmes que son assassin pouvait donc très bien être encore là, à nous regarder, voire nous viser. Des témoins nous rejoignirent bientôt et nous racontèrent ce qu'il s'était passé: deux jeunes réfugiés khmers s'étaient aventurés à l'extérieur du camp. Appréhendés par deux soldats thaïlandais, ces derniers, complétement saouls, avaient commencé par les insulter, leur jurant "qu'ils allaient payer pour les deux thaïlandais qui avaient été tués la semaine d'avant", et que l'heure de la vengeance était venue… puis il les firent s'agenouiller et les menacèrent en passant tour à tour le canon de leur M16 sous le nez... lorsqu'un des soldats imbibés trébucha; les réfugiés virent là leur unique chance de survie et tentèrent le tout pour le tout pour se sauver. Mais l'un des soldats tira...

Nous appelâmes immédiatement le commandant du camp qui ordonna de ne rien toucher en attendant que son adjoint arrive. Une fois arrivé sur les lieux, celui-ci nous demanda simplement de transporter le corps, et ne voulait pas que des photos de l'incident soient prises. Trop tard, j'étais déjà parti chercher l'appareil photo dans ma voiture; le soldat m'intima de nouveau l'ordre de ne pas prendre de photos; je pris toutefois tous les clichés nécessaires pour le rapport d'enquête. 

[Période UNBRO, Camp Officer et Security Coordinator, Frontière khméro-thaïlandaise]

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