3 oct. 2010

Les événements nous parlent-ils?

Un jour, des réfugiés vinrent m’informer qu’ils avaient entendu dire qu’une femme avait été assassinée la veille à l’extérieur du camp. J’appelai alors T.B., un jeune collègue américain responsable de la protection, et, avec une petite équipe de policiers cambodgiens armés et quelques autres hommes nous partîmes enquêter.
La marche ne fut pas des plus faciles; il nous fallut notamment traverser de larges marécages, mais à peine de retour sur la terre ferme, nous tombâmes sur une scène étrange et inquiétante: sur le sol de grosses touffes de cheveux baignaient dans une large flaque de sang… nous confirmant que quelque chose, manifestement d’une violente extrême, avait bien eu lieu ici, et que la victime, sans doute tirée par les cheveux, avait du résister de toutes ses forces à son assaillant. Néanmoins il n’y avait là encore aucune preuve de meurtre puisqu’il n’y gisait aucun corps.

Nous reprîmes donc notre marche, suivant le seul petit sentier qui s’avançait dans les terres. Un homme nous indiqua soudain, un peu a l'écart de la piste, un petit tas de terre à l’évidence fraîchement déplacée. Deux hommes se mirent alors à creuser la terre à l’aide de binettes. Très vite un des outils toucha quelque chose de mou, et bientôt des chairs humaines apparurent. Quelques grattages de binette de plus et un visage de femme nous apparut… Nous sortîmes alors tout le corps de son linceul de terre. Il s’agissait bien d’une jeune femme, d’une trentaine d’années; le corps était nu et atrocement entaillé à de nombreux endroits. La victime avait manifestement reçu des coups de hache très violents, à la tête, aux bras et au torse. Par pudeur et respect pour la victime, les hommes couvrirent de quelques branches feuillues les parties intimes de son corps. Ce que nous avions vu un peu plus tôt sur notre chemin nous faisait maintenant mieux comprendre la scène, et pourquoi la victime avait ainsi tenté si fort de résister à son assaillant… A ma plus grande surprise, les hommes reconnurent tout de suite la victime: elle était en effet bien connue dans le camp car elle avait un handicap: elle était sourde et muette.

Je fus soudain pris de vertiges, non point tant par la vue de ce pauvre corps mutilé, mais en réalisant plutôt toute l’horreur de la situation : avant de mourir cette jeune femme avait reçu tant de coups de hache, enfermée dans son silence ...et sans jamais pouvoir crier à l’aide ! 

Le soir, de retour à la maison, encore hantée par l’image de ce meurtre, je réalisai tout à coup combien tragiquement cette scène illustrait la situation de ces centaines de milliers de personnes déplacées entassées sur cette frontière. Véritables pions sur le grand échiquier géopolitique qu’était l’Indochine d’alors, ces gens étaient gardés contre leur gré dans ces camps depuis près de dix ans. Il y avait là des enjeux qui les dépassaient complètement, mais dont les conséquences broyaient leurs vies chaque jour un peu plus. Et pourtant, ils n’avaient le droit de rien dire, pas même celui de crier au secours... 

Lorsque je suis témoin de scènes pareilles, tragiques ou particulièrement exceptionnelles, je ne peux m’empêcher, étrangement, de croire que ces événements me parlent, qu’il n’y a pas de hasard, et que je dois interpréter un message qui m’est destiné. Je me suis dit alors qu’il me faudra dorénavant parler pour les sans-voix, chaque fois que je le pourrai, chaque fois que je le devrai.

Dix ans plus tard, alors que la classe politique cambodgienne se déchirait encore, violemment, entraînant avec elle le malheur des petites gens du royaume, je me rappelai cette jeune sourde muette et ce devoir que je ressentais alors ; j’écrivis un article, qui fut aussitôt publié en pleine page du Cambodia Daily (voir l'article) dans lequel je faisais encore le parallèle entre la situation tragique du peuple cambodgien et celle de cette jeune muette assassinée. Certes, ce ne fut qu’une simple goutte d’eau dans l’océan, et j’ignore bien sûr si cet article a jamais pu avoir un quelconque impact sur la classe politique dominante du moment, mais au moins je sais que ces politiciens le lurent, puisque le Cambodia Daily était alors le seul quotidien anglophone du pays et, de ce fait, était lu par toute la classe politique et diplomatique du pays. La voix au moins s'était fait entendre.

Épilogue : j’ai appris récemment qu’un de mes anciens collègues – un ami américain qui était aussi très gentiment venu  à mon mariage - a été nommé Sous-Secrétaire Général des Nations Unies (auprès de Ban Ki Moon). Dans mon courriel de félicitation, j’ajoutai une petite note lui rappelant la scène de cette sourde muette assassinée et le sens que l’on pouvait en tirer l’un et l’autre. Cet ami en effet n’est autre que ce jeune collègue américain qui m’accompagnait lors de la tragique histoire décrite plus haut. T.B. répondit à mon e-mail dans les minutes qui suivirent par un message très humain qui me remplit de joie: si des officiels si haut placés aux Nations Unies peuvent encore garder leur fibre humanitaire, il reste encore de l’espoir pour les sans-voix.

Période UNBRO - Site 2 (1988) Camp Officer / Security Coordinator

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