11 déc. 2010

On ne sait jamais ni le mal ni le bien que l'on fait (partie I)

Ek Sinath était un jeune réfugié cambodgien, d'une vingtaine d'années, plein d'enthousiasme et volontaire, que j'avais recruté comme assistant-interprète dans le camp de Site 2. Un peu timide mais sérieux dans son travail, il était d'une personnalité agréable et toujours prompt à apprendre. Un jour il vint à moi avec une requête spéciale: il voulait que je lui fasse une carte d'identité attestant qu'il travaillait bien sous mes ordres et pour le compte des Nations Unies, afin de faciliter les démarches que je lui demandais auprès des administrateurs du camps. Sa demande était tout à fait légitime et dès le soir je m'attelai à la tâche, tapant à la machine sur un carton jaune – pas d'ordinateur à cette époque! -  une petite carte d'identité, avec un en-tête de l'Opération des Nations Unies, son nom, sa date de naissance, sa position, la date de validité de la carte, etc. j'y accolai sa photo et signai en bas de carte de mon nom et de ma fonction. Le lendemain matin je la fis laminer dans une petite boutique de photo d'Aranyaprathet puis la remis à Sinath. Celui-ci fut très heureux de recevoir sa carte, et m'assura par la suite qu'elle lui facilitait beaucoup son travail.

Et puis, quelques semaines plus tard, un lundi matin, plus de Sinath. J'attendis 1, 2, 3 jours, rien; une semaine, un mois, toujours pas de signe de vie. J'avais beau le chercher partout, il avait totalement disparu et personne ne savait ce qu'il était advenu de mon jeune assistant. J'étais à la fois surpris et inquiet, mais finalement il me fallut me rendre à l'évidence, qu'il ne reviendrait pas, et je recrutai un autre assistant pour le remplacer.

Un an plus tard, toujours dans le camp de Site 2, je vis venir à moi, un jeune homme très maigre, au visage triste: Sinath!  Il tentait bien de sourire, mais il y avait quelque chose de cassé en lui. Il était méconnaissable: Lorsqu'il me raconta son histoire, je n'en crus pas mes oreilles: Le fameux weekend où il avait disparu, il y avait donc une année de cela, il avait voulu rendre visite à sa grand-mère au Cambodge. Comme le font beaucoup de réfugiés sur cette frontière poreuse, il était sorti du camp et rentré au Cambodge. Sa grand-mère habitant loin dans les terres, il s'enquit de prendre le train. Dans le train, contrôle d'identité: Sinath n'a pas de papiers, si ce n'est la petite carte que je lui avait faite. Il l'a montre. Elle est en anglais, voila qui est bien suspect pour les policiers cambodgiens du régime de l'époque. Sinath est aussitôt débarqué du train et emmené au poste de police, où il est interrogé durement. Nous sommes en pleine guerre et l'espionite aigue sévit des deux côtés du conflit. Les policiers qui scrutent la carte de Sinath sont convaincus que Sinath est un espion, comme la carte a un en-tête des Nations Unies, c'est un espion des Nations Unies, et comme son chef est un français, c'est un espion à la solde de La France. Tout cela pourrait faire sourire si les choses n'avaient été plus loin. Mais ce ne fut pas le cas, et sur ces simples présomptions – ou présomptions simplistes! - Sinath fut arrêté et envoyé à Phnom Penh dans la pire prison de la capitale; la tristement célèbre T3. Là - après un jugement expéditif où il sera condamné sans aucune preuve - il sera enchaîné et gardé dans des conditions de détention terribles pendant… un an! Simplement parce qu'il était en possession d'une carte d'identité que les autorités ne comprenaient pas!
Jamais, ô grand jamais, je n'aurais pu imaginer un seul instant que la petite carte d'identité que j'avais confectionnée à Sinath eût pu lui causer des problèmes, et encore moins autant de souffrances! C'est ainsi, on croit parfois bien faire, mais le destin en décide autrement.

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Épilogue: Un an plus tard, alors que j'avais quitté la frontière et prenais alors mes fonctions pour la composante des Droits de l'Homme de l'APRONUC, j’aperçus parmi le personnel cambodgien du bureau quelqu'un que je crus reconnaître: "- Sinath!" m'écriai-je. Sinath se retourna, et sembla heureux de me revoir, mais il me prit aussitôt à part, et me dit tout bas "Monsieur, je ne m'appelle plus Sinath, j'ai changé de nom, s'il vous plaît, ne m'appelez plus Sinath…" Il avait fait comme beaucoup de cambodgiens qui veulent se soulager d'un passé trop lourd à survivre: changer de nom. Je respectai bien sûr son vœu et le laissai à la construction de sa nouvelle vie.   
 
Période UNBRO – Camp Officer – Site 2, 1987-88.

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