7 janv. 2011

Le masque de Zorro.

C’est comme ça; il est des événements qui marquent plus que d'autres, et celui-ci en fait partie: c’était dans le camp de réfugiés de Site 2,  j’étais alors avec mon collègue thaïlandais Songcharoen sous le petit préau de bambou qui servait à la fois de salle de réunion et de salle à manger au bureau des Nations Unies du camp, et nous nous apprêtions a prendre un petit déjeuner. A peine étions nous assis que le sifflement strident et bien reconnaissable d’une roquette qui nous arrive dessus à toute allure se fit entendre. Nous eûmes à peine le temps de nous jeter à terre, que l’engin explosait dans un vacarme épouvantable, déchiquetant autour de nous les branches des arbres.  Puis... une seconde d'un silence mortel, durant lequel les feuilles hachées par les éclats retombèrent  doucement sur nos têtes, et le cri de notre collègue Andy hurlant à plein poumon «That’s a 4 ! that’s a 4 ! Situation 4 !».

Comme j’étais l’officier de coordination de la sécurité ce jour-là, j’eus donc le triste privilège d’annoncer la première situation 4 dans le camp de Site 2. La "situation 4" est l’indication de l’état de danger le plus haut – il n’est utilisé que pour les situations extrêmes, tel un bombardement dans le camp – et Site 2 était le camp le plus peuplé de la frontière khméro-thaïlandaise, avec quelque 170,000 réfugiés, et 300 travailleurs humanitaires œuvrant sur place.
Je sautai dans ma voiture, me forçai à prendre deux-trois inspirations lentes pour réduire les réactions physiologique au stress, puis attrapai le micro de ma radio et fis donc l’annonce générale sur le canal 1 suivant le protocole bien rôdé que nous avions appris par cœur : « Attention all stations, attention all stations, the situation is number 4, I repeat, the situation is number 4. All personnel are to seek shelter where you are now (bis). Please, stand by until further instructions. This is UNBRO Security, over and out». Comme il se doit, mon message fut immédiatement relayé par la station de radio de Tapraya, quelque 15 kilomètres plus loin, puis aussitôt après, par celle d’Aranyaprathet, à 80 kilomètres de là.
Le respect du protocole de communication radio
est naturellement essentiel dans les situations
d'urgence
.
Puis je passai aussitôt sur le canal 4, le canal radio spécialement alloué aux Nations Unies, pour coordonner les opérations avec les autres officiers de sécurité présents dans le camp. Mais à peine basculé sur le canal 4, et alors que je faisais l’appel des collègues présents, deux d’entre eux, des officiers femmes thaïlandaises, m'avouèrent en toute franchise avoir trop peur, et me demandèrent l’autorisation de quitter le camp immédiatement. Je m’arrangeai alors pour qu’elles préparassent la route d’évacuation et le point de ralliement à quelques 10 kilomètres de là, afin de leur permettre de s’enfuir tout en contribuant à l’opération. Il ne me restait plus que deux autres officiers : j’en envoyai un dans le camp sud s’assurer que tous les travailleurs humanitaires fussent bien dans les abris, et l’autre, un officier thaïlandais, rejoindre sur le champ le commandement local de l’armée thaïlandaise pour s’informer de la situation militaire et des plans de l’armée pour la sécurité des réfugiés. C’est ainsi, l’ONU est responsable de la sécurité des agences humanitaires, tandis que le pays hôte est lui responsable de la sécurité  des personnes déplacées (réfugiés sans statut, et donc à l’époque, non couverts par le droit international) sur son sol.

Je fonçai ensuite faire le tour complet du camp nord (réunissant les camps d’Ampil/Ban Sangnae, Dong Ruk, Nong Chan et Sanro) pour m’assurer de la sécurité du personnel humanitaire. Je roulai en tenant la portière de ma voiture grande ouverte afin de pouvoir mieux entendre les roquettes à l’approche, et surtout avoir le temps de me jeter hors de la voiture si ces engins venaient à me tomber dessus. C’est ainsi que j’allai d’agences en agences, de programmes à programmes, d’hôpital en hôpital, m'assurant que tous les volontaires fussent bien dans les "bunkers" - comme on appelait  alors ces simples tranchées aux toits en rondins recouverts de sacs de terre. Comme ces abris ne sont pas – Dieu merci ! - utilisés souvent, ils servent alors la plupart du temps de latrines sauvages, et ne sont donc pas des plus accueillants ; beaucoup sont alors réticents à s’y jeter. Mais d’une manière générale, les agents humanitaires avaient bien suivis les instructions et étaient tous aux abris. Sauf à l’école médicale, ou 3 infirmières instructrices – une américaine, une française et une thaïlandaise – étaient encore là à discuter dans une salle de classe. Je les réprimandai, leur intimant d’aller sur le champ se mettre à l’abri. Elles s’y rendirent a contrecœur et en râlant, pensant sans doute que j’en faisais un peu trop… et pourtant, le lendemain une autre roquette tomba à quelques mètres de l’école, et la classe  où les 3 infirmières se tenaient la veille fut déchiquetée de part en part, avec ses principaux piliers sectionnés par les éclats. Bien m’en avait donc prit de les envoyer aux abris ; et ce d’autant plus que la petite infirmière thaïlandaise du groupe …deviendra deux ans plus tard ma femme et la mère de mes enfants!

Peu à peu la situation se calma et nous évacuâmes les travailleurs humanitaires du camp, mais laissant malheureusement derrière nous des centaines de milliers de réfugiés passer la nuit dans l’angoisse, entassés dans les tranchées improvisées  qu'ils avaient creusés à la va-vite tout autour de leurs huttes de bambous.
La situation restant tendue les jours suivants, nous n’ouvrîmes le camp qu’au personnel classé "essentiel" des agences humanitaires – médecins et infirmières notamment - et seuls les officiers de sécurité pour le personnel  onusien. La situation militaire restait très volatile, et nous nous demandions si il allait ou pas nous falloir évacuer tout le camp, ou tout au moins les personnes dites "prioritaires"  – c'est-à-dire celles qui ne pourront pas courir en cas de bombardement massif : les vieillards, les femmes enceintes, les malades, etc. L’évacuation d’un camp de réfugiés en période d’attaque est une opération logistique très complexe, et humainement très éprouvante. (Voir peut-être plus tard le récit de l’évacuation de Site 2 sur Site 3).

C’est dans cette ambiance tendue, et le camp fermé aux agences, que quelques jours après le premier bombardement, une autre roquette s’abattit sur le camp. Je sautai alors dans ma voiture et me dirigeai  droit sur le lieu de chute de l’engin, une section du camp de Ban Sangae/Ampil. Aussitôt sur les lieux, les gens, portant tant bien que mal leurs blessés, affluèrent vers moi. Je me souviens bien sûr de tous ces corps ensanglantés, mais ce dont je me souviens le plus, ce sont ces visages, livides, sur lesquels se lisait moins la douleur que la stupeur, une très grande stupeur… tout arrivait si brutalement! Ces gens fauchées au beau milieu de la routine monotone de leur quotidien de "détenus" se retrouvaient soudain au centre d’un drame, touchés jusque dans leur chair, et leurs jours, leurs minutes, étaient dorénavant comptés…
Nous chargeâmes à toute vitesse et du mieux que nous le pouvions une demi-douzaine de blessés dans mon pick-up, et je prévins l’hôpital de ban Sangae par radio de leur arrivée imminente. Je fonçai alors aux urgences déposer les victimes, qui furent immédiatement prises en charge par le personnel médical de COERR et les médics cambodgiens. Les ambulances du CICR furent alors mobilisées pour arranger le transfert de la plupart des blessés sur l’hôpital de référence de Khao-I-Dang à une vingtaine de kilomètres de là. 

Dans les jours, puis les semaines qui suivirent, je m’enquis plusieurs fois de savoir ce qu’il était advenu de ces gens que j’avais pu récupérer ce jour-là. Les rumeurs les plus folles circulaient en effet à leur sujet : qu’ils étaient tous morts, ou bien que certains seulement avaient survécus… impossible de le savoir. Du coup, je pris un jour quelques minutes sur ma routine de travail, et fis un saut dans cette section pour m’enquérir auprès des habitants. Quelle ne fut pas ma joie de constater que presque tous les blessés étaient rentrés chez eux, vivants, même si parfois avec de très vilaines cicatrices ou des membres en moins. Ceux qui n’étaient pas encore rentrés étaient toujours hospitalisés à KID mais leurs jours n’étaient plus en danger. Mon collègue Andy, qui parle parfaitement le Khmer, m’apprit plus tard que les gens de cette section  du camp m’avaient depuis surnommé "le-barang[1]-qui-arrive-avant-que-la-poussière-ne-retombe"... Lucky Luke n’a plus qu’à bien se tenir. 

Ce qui me trouble le plus dans le souvenir de cet instant, comme de celui de tant d’autres de la même intensité dramatique, c’est l’exaltation que j’en tirai alors. J’en ai longtemps éprouvé honte et culpabilité: vivais-je une aventure sur le dos de la souffrance des autres? Étais-je un monstre pour ne pas éprouver plus de compassion à l’égard de ces gens ? Étais-je imperméable à l’horreur de ces moments ?
Je compris au long des années, que ce n’était pas bien sûr de leur souffrance que je tirai cette exaltation, mais du côté surréel de ces instants, de l’excitation du feu de l’action, de l’adrénaline qui devient vite une drogue, du sentiment de se sentir utile, de remplir une mission, de sentir soudain sa vie arrachée à sa routine soporifique et la confronter à ses démons les plus grands : la souffrance, la peur et la mort. Et puis il est vrai que j’étais jeune et célibataire, et donc beaucoup plus insouciant que je ne le suis aujourd’hui en tant que père de famille. Mais c’est précisément cette exaltation qui me permettait d’aller plus vite et d’être plus efficace. L’essentiel était de savoir canaliser cette exaltation dans un geste professionnel bien préparé, et bien rodé, afin d’éviter tout débordement intempestif et dangereux. La discipline était alors de rigueur dans de tels instants, et les règles de sécurité devaient être respectées à la lettre.

Mais comment ce très émotif – trop émotif! – que j'étais pouvait-il mener de telles interventions? Comment se faisait-il que dans ces moments extrêmes je me sentais plus maître de moi, bien plus qu’en temps "normal", que je m’y sentais paradoxalement plus calme, plus serein, que lorsque j’assiste aujourd’hui à une tragédie en témoin impuissant[2]?
J'ai mis longtemps a comprendre mais ce que j'ai découvert, c'est la chose suivante: que mes fonctions m’ont toujours servi de masque. Un masque derrière lequel je pouvais cacher ma timidité, mon émotivité extrême et débilitante. Lors de ces situations extrêmes, il ne m’était pas demandé de "ressentir", ou de compatir, il m’était demandé d’agir, et sans attendre. J’avais un rôle à jouer, des responsabilités à assumer. Je le faisais donc presque sans état d’âme ; c’était un geste technique, professionnel. Par bien des côtés, ça me rappelait l’attitude des pompiers de la COURLY à Lyon, lors des interventions que nous faisions à leurs côtés au cours de nos stages pompiers de la formation Bioforce : alors que les jeunes stagiaires que nous étions étaient parfois sous le choc des scènes de détresses qui se déroulaient sous nos yeux, eux opéraient dans le calme, dans un sang-froid remarquable et sans faille.
Il y a à la fois quelque chose de rassurant et de terriblement inquiétant dans ce constat : en effet, cette même attitude "professionnelle" qui libère des parasites émotionnels qui peuvent nuire à l’efficacité de l’action, lorsqu’elle est transférée dans un cadre beaucoup plus pervers, peut aussi mener au pire des comportements déshumanisés et inhumains. Après tout, les gardiens de camps de concentration, et autres tortionnaires en tous genres, eux aussi, ne font qu’un geste technique, sans état d’âme…

Alors, avais-je vendu mon âme au diable en agissant ainsi sous mon  "masque professionnel "? S’il est vrai que je me suis rarement appesanti – dans l’instant - sur la douleur de ceux à qui je venais porter secours, il reste que c’est le soir, voire des mois après, que je revivais la nature tragique des événements, et que ces souvenirs commençaient à me hanter, à m’affecter, notamment par le biais de cauchemars, répétés, incessants, et qui persistèrent sur plusieurs années. Je me rendis alors compte que j’avais en vérité "emmagasiné" tous ces chocs émotionnels sans le savoir. Ma compassion n'avait jamais été absente,  mais elle était différée. C’est un petit événement anodin qui me le fit saisir un jour: après deux ans et demi de missions de cette intensité, je pus enfin prendre un mois de congé pour rentrer en France. J’attendais ce retour avec impatience. Manque de chance, arrivé à l’aéroport de Don Muang, la compagnie aérienne nous annonça que le vol était annulé et notre départ reporté au lendemain. En compensation, la compagnie nous offrait la nuit dans un grand hôtel de Bangkok. Je m’installai donc dans ma chambre, et pour passer le temps, allumai la télévision; il y passait alors un film de guerre. Soudain, une scène de torture dans le film déclencha quelque chose en moi, et sans que je ne puisse rien faire, les vannes se sont ouvertes : et cette nuit-là, j’ai versé toutes les larmes de mon corps... Et, mince, qu’est ce que ça fit du bien ! 

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 [1] « barang » est le terme utilisé par les cambodgiens, à l’origine pour désigner un français, puis plus tard par extension, un étranger occidental en général.
[2] C’est le drame quotidien de la télévision qui déverse sans prévenir des torrents de douleurs à ses spectateurs, qui n’ont d’autres choix que de s’insensibiliser pour soutenir l’impuissance qui est la leur.

Période UNBRO, Site 2, Thaïlande, 1987-1991.

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