23 mai 2011

Khmers Rouges et Droits de l'Homme (Partie II)

[NB. pour le contexte, voir l'article précédent "Khmers Rouges et Droits de l'Homme"]

Un jour, alors que je pénétrai dans le poste de police du camp d’O’trao, un homme en sortit précipitamment et disparut aussitôt. Mon assistant me prit par le coude et me dit : « -Tu sais qui c’était ? » Devant mes yeux interrogateurs, il poursuivit « - C’est le chef-adjoint de la police de Ta Mok ! ». Je réalisai soudain l’importance du personnage et de la rencontre : Ta Mok, c’est en effet ce chef Khmer Rouge que les cambodgiens surnomment communément "le boucher du Cambodge " tant sont connus sa cruauté, ses brutalités et ses exactions. Je savais bien sûr qu’il était le leader Khmer Rouge qui dirigeait les camps militaires satellites à quelques kilomètres de là, par-delà la frontière, d’où venait la population civile réfugiée à qui nous portions secours ; mais en tant qu’officier onusien, j’avais ordre de ne pas m’impliquer de quelque manière que ce soit avec les militaires de la Résistance. Mais là, il s’agissait de force de police, pas militaire, et je trouvai l’occasion trop belle d’approcher ce cadre Khmer Rouge, et tenter de nouer un dialogue, aussi futile – ou pervers ? - que cela put paraître. Je priai mon assistant de rattraper l’homme illico et l’inviter pour une conversation. Mon assistant sortit en courant et revint quelques minutes plus tard accompagné du policier Khmer Rouge.
Je me présentai à lui, et lui demandai si ça l’intéresserait que je lui expliquasse ce que nous (les Nations Unies) avions entrepris pour la formation des policiers et l’établissement d’un système judiciaire dans les camps de personnes déplacées. C’est avec un intérêt manifeste qu’il accepta.

J’entrepris alors de lui présenter comment les Nations Unies avait entamé la formation des policiers dans les camps, et surtout la mise en place de Comités de Justice, ces espèces de tribunaux chargés de régler délits et crimes commis par des Cambodgiens contre des Cambodgiens dans les camps, pour lesquels la police et la justice thaïlandaises ne voulaient pas s’impliquer, bien que ces camps fussent établis sur territoire thaïlandais [voir article précédent]. 
J’en vins alors au Code de Justice que les juristes des Nations Unies avait élaboré pour les camps : sorte de code pénal abrégé, construit sur la base de sélections et adaptations d’articles tirés des codes pénaux cambodgiens [des régimes précédents], mais aussi du code pénal français et de lois anglo-saxonnes, et dans lequel un certain nombre d’articles s’inspiraient directement de la Déclaration Universelle des Droits de L’Homme… Le tout, naturellement, traduit et imprimé en Khmer. Je me tournai vers le chef de police du poste, lui demandai l’exemplaire disponible du Code de Justice, et le tendis à notre homme, tout en poursuivant mes explications. J’observai du coin de l’œil les réactions de mon interlocuteur, et notai les hochements positifs de la tête à la fin de chacune des phrases traduites par mon assistant, marquant une écoute attentive et un intérêt certain. 

Lorsque j’eus fini mon petit exposé, je lui demandai s’il avait des questions. Il me fit signe que non. Je décidai alors de tenter le coup : « - Est-ce que ça vous embêterait de m’expliquer à votre tour comment ça se passe de votre côté ? Comment fonctionne votre police et votre système de justice dans vos territoires ? » A ma grande surprise, il me répondit sans hésitation « -Oui, bien sûr, que voulez vous savoir ? » Je tentai vite d’organiser mes pensées ; comme tout un chacun, j’avais bien sûr entendu parler de la "justice" expéditive des Khmers Rouges, où tortures et exécutions sont pratiquées de manière courante, mais je ne voulais pas que mon interlocuteur pensât que je lui tendais un piège. Et c'est d'ailleurs en toute sincérité, que je désirais entendre de sa bouche comment fonctionnait le système Khmer Rouge. Je tentai d’amorcer la discussion de la manière la plus neutre possible :
« - Euh... je ne sais pas, peut-être pourriez-vous me dire comment vous faites lorsqu’un délit est commis dans vos territoires ? »
« - Et bien
- me dit-il - nous avons des policiers... ils enquêtent, et tentent de trouver le coupable… »
« - Comment procèdent-ils ? »
« - ...ils interrogent les plaignants, les témoins, ils cherchent des preuves… »
« - Et si les policiers identifient un suspect, qu’en font-ils ? »
« - Ils l’arrêtent. »
« - Et ensuite ?  »
« - Ensuite, il est présenté devant un tribunal où le cas est jugé »
« - Un tribunal? Qui le compose, qui sont les juges ? »
« - Oh, souvent ce sont des vieux, des vieillards respectés de la population »
« - Toujours les mêmes, ou existe-t-il une rotation ? »
« - Certains tournent, d’autres– ceux qui se sont fait une réputation de bon discernement – peuvent rester en poste de manière quasi-permanente»
« - Et quelle sentence peuvent-ils alors prononcer ?  »
Il me fixa du regard avec une expression de surprise, et sur le ton de l’évidence me lança « - Et bien, ça dépend du délit ou du crime »Trop générale, ma question en effet était idiote; je tentai aussitôt de trouver un exemple précis, si possible typique et anodin…
« - Et bien, disons, par exemple, le vol d’un radiocassette…
[le genre de petit larcin fréquent dans les camps] »
« - et bien voilà, chez nous la base de la peine est le prix de la journée de travail d’un paysan
[NB. Les Khmers Rouges sont communément classés parmi les communistes de « tendance maoïste »]; on évalue le prix de l’objet volé, et on calcule à combien de jours de travail d’un paysan le montant de l’objet volé correspond …et ce sera alors le nombre de jours de prison que fera le voleur » [1]
J’étais stupéfait par cette réponse. Je comprenais soudain l’attrait qu’avait pu avoir sur certains illettrés  cambodgiens cette approche si pragmatique de la justice, eux qui dans le passé se voyaient traîner devant des juges au langage abscons, et condamnés sur la base d’un code pénal au texte tout aussi incompréhensible… 
« - Et pour des cas beaucoup plus grave ?  » m’aventurai-je
« - Il peut y avoir des peines de plusieurs années de prison… »
Je me risquai alors: « - des exécutions ? »
Il me répondit plus évasivement par un « -non, pas d’exécutions… » Je compris que je ne pourrai pas aller plus loin.

[J’ignore encore aujourd’hui la part de vérité dans tout ce qu’il me rapporta, mais la manière rapide et spontanée avec laquelle il sut répondre à mes questions, et le niveau de détails fourni, m’incite à croire que ça ne pouvait pas être inventé de toutes pièces.]

Je remerciai mon interlocuteur et nous mimes fin à la conversation. Je m’éclipsai alors, laissant volontairement derrière moi mon assistant. Le lendemain, ce dernier s’empressa de m’informer « - Tu sais, hier, après ton départ, le chef-adjoint de la police de Ta Mok est resté très longtemps au poste de police à lire tout le Code de Justice que tu lui as présenté. Il était très excité, il nous a dit que ça l’intéressait beaucoup, et qu’il voudrait bien le prendre avec lui et l’apporter à Ta Mok ». Je sautai sur l’occasion « - Oui, oui, bien sûr, donnez-lui l’exemplaire du poste de police ! J’en apporterai un autre demain pour le remplacer; surtout donnez-le lui avant qu’il ne retourne là-bas ! ».

J’ai su que l’homme repartit retrouver Ta Mok, avec sous le bras ce Code de Justice, largement inspiré de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui l’avait tant enthousiasmé. Je n’ai en revanche jamais pu savoir ce qu’il était advenu ensuite. Ce code de justice aura-t-il été discuté dans les territoires contrôlé par les Khmers Rouges? Aura-t-il pu instiller quelques valeurs de respect humain chez ces cadres Khmers Rouges qui avait su si bien les détruire, saccageant par la même les bases de toute société digne de ce nom, voire anéantir la première d’entre elles, celle de la famille nucléaire?  C’est ainsi, on ne sait jamais l’impact que peut avoir ou non nos actions ; mais j’avais quand même voulu tenter le coup. Une petite goutte de rosé dans un océan de feu ?
Avec les policiers du camp d'Otrao, formés par les Nations Unies
 (à ma droite le commandant-adjoint DPPU du camp)






































[1] il me donna alors la réponse exacte pour l’exemple cité, avec le montant de la journée de travail d’un paysan, mais j’ai malheureusement oublié les chiffres.

Période UNBRO – O’Trao – 1991-1992, Special Programme Officer

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