31 mai 2011

Sisyphe fait de l’humanitaire…

Site 8: scène de vie.
29 mai 1986: la date restera marquée au fer rouge dans la mémoire de bien des réfugiés du camp de Site 8. C’est en effet le jour où le camp fut intensivement bombardé par les "troupes de Heng Samrin" - comme on les appelait de ce côté-ci de la frontière - et les Vietnamiens. Qu’importe - diront certains - Site 8, c’est un camp de Khmers Rouges, ces derniers n’ont que ce qu’ils méritent! Sauf qu’un "camp khmer rouge", c’est un camp, certes sous administration Khmère Rouge, mais dont la population est essentiellement composée de femmes, d’enfants, de vieillards, et de handicapés. Les hommes valides,  combattants dans les rangs de l’armée du Kampuchéa démocratique (l’armée des Khmers Rouges) vivant quant à eux dans les camps militaires satellites (non soutenus par les Nations Unies). Or, ce jour-là, c’est bel et bien le camp civil qui était bombardé. 
Je n’étais pas dans le camp au moment des bombardements, j’étais à Khao-I-Dang ; c’est donc depuis cette base arrière, en toute sécurité, que j’ai vécu ce jour tragique. Khao-I-Dang, c’est en effet le camp géré par le HCR[1] qui abrite l’hôpital de référence de la frontière tenu par le CIRC[2]. C’est donc ici qu’affluent tous les malades et blessés graves des camps de personnes déplacées disséminés un peu partout sur la frontière khméro-thaïlandaise. 

L'hôpital du CICR, un jour tranquille
Tout a commencé soudainement : nous étions, mes camarades d’OHI[3] et moi dans le hall du service de rééducation quand la première ambulance arriva. Comme l’hôpital du CICR est juste en face, c’est une vue habituelle et c’est tout juste si les regards se sont tournés vers cette première ambulance. Mais quand cette dernière fut suivie immédiatement d’une autre, puis de beaucoup d’autres, le temps s’est soudainement arrêté. Et la guerre reprit cruellement le devant de la scène, tel un monstre qui surgit d’un placard et fait soudain revenir en force toutes les peurs qu’un quotidien paisible avait tenté d’enfouir au plus profond de la mémoire. 

La voilà donc encore cette guerre ! Avec son cortège funeste d’ambulances hurlantes, ces brancards maculés de sang que l’on remonte vite avant de repartir, ces médecins et infirmières aux blouses ensanglantées qui courent dans tous les sens, ces appels au secours, ces corps disloqués aux plaies béantes …et ces vieillards qui pleurent en silence. 

Nos patients, en pleine séance de rééducation avaient alors tout arrêté, et observaient silencieux le manège tragique qui se déroulait sous leurs yeux. Beaucoup étaient de Site 8 : ils étaient livides et pétrifiés, et leurs regards remplis d’effroi trahissaient une angoisse insoutenable ; ils avaient été transférés à Khao-I-Dang, la plupart pour se faire amputer d’une ou des deux jambes, puis suivre la rééducation fonctionnelle postopératoire dispensée par nos kinés ; mais en venant ici ils avaient laissé derrière eux, à Site 8, femmes et enfants, amis, et tous ceux qui comptaient encore dans leur vie après toutes ces années de guerre. Et c’est de ce même Site 8 qu’affluaient à cet instant toutes ces ambulances. Leurs enfants étaient-ils dedans? Étaient-ils seulement encore en vie? Quel plus grand tourment pour un homme – handicapé de surcroît – que de se sentir impuissant et loin de ceux qu’il aime, sachant ces derniers en grand danger?
Un "terrible Khmer Rouge", ou en tout
cas ce qu'on voulait faire croire de la
population des "camps Khmers Rouges"
Je pensais, quant à moi, à tous ces petits enfants que j’avais rencontrés à Site 8 au cours des missions successives que j’y avais menées ; ces enfants avec qui j’avais joué, j’avais ri… étaient-ils en ce moment blottis dans les tranchées, à hurler de peur? Étaient-ils blessés? Je n’osais imaginer….

Curieusement, les souvenirs de ce jour, alors que je n’étais même pas sur le lieu du bombardement, m’auront marqué peut-être plus encore que lorsque j’étais présent sur des lieux bombardés, tant il est vrai que ce qu’on s’imagine est souvent pire que ce que l’on vit, mais surtout tant il est vrai que le sentiment d’impuissance est le plus insupportable des sentiments. 

La guerre, monstre grimaçant au rire délirant, avait encore frappé, déchiré des liens, arraché des cœurs, et broyé des vies ; elle avait fait naître de nouvelles souffrances et de nouvelles haines. Faisant reculer, une fois de plus, une fois encore, ce jour où - comme disait le poète[4] - « les hommes vivront d’amour… »



Pour d'autres photos de Site 8, cliquez ici

[1] Haut Commissariat aux Réfugiés
[2] le Comité International de la Croix Rouge
[3] Opération Handicap Internationale (OHI), le nom original de ce qui est aujourd’hui Handicap International
[4] Félix Leclerc

Période OHI, 1986, Khao-I-Dang

3 commentaires:

  1. Bonjour Stéphane,
    C'est toujours un plaisir de vous lire ! Merci de nous faire partager vos expériences !
    Gaëlle

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  2. Navrée d'avoir posté ce commentaire à la suite de cet article, si dur... J'ai lu vos précédents articles, tous très enrichissants et touchants...
    Merci. Gaëlle

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  3. Bombes russes,
    Mines chinoises,
    Matériel chirurgical allemand,
    Ambulances japonaises,
    Radios norvégiennes,
    Espions américains,
    Chirurgiens suisses,
    Volontaires français et belges,
    Le monde entier était présent.

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