27 juil. 2011

Dégoûts et des couleurs…

Un jour, on m’informa que le corps d’une femme avait été découvert un peu à l’extérieur du camp [Site 2]. Comme à chaque fois dans ces cas là, je prévins mon collègue onusien responsable de la sécurité du jour, ainsi que le commandant militaire thaïlandais du camp que je sortais pour aller investiguer. Puis je pris avec moi une poignée de policiers khmers et nous partîmes. Après avoir franchi les barbelés de la limite du camp, nous nous enfonçâmes dans l’espèce de steppe aride qui entourait le camp [1]. Nous avions pour guide le témoin qui avait découvert le corps le matin-même ; nous arrivâmes donc assez rapidement sur les lieux. Là gisait le corps d’une jeune femme d’une trentaine d’années, assis, encore en appui sur un gros tronc d’arbre, les yeux vitreux, le regard fixe et la peau de cire. La jeune femme était vraisemblablement morte le matin même puisque le corps était déjà bien rigide mais ne sentait pas encore. Un des hommes qui nous accompagnaient connaissait vaguement la défunte : elle était mère de six enfants et était en pleine dépression ces derniers temps. Elle s’était suicidée en avalant une grosse quantité d’insecticide.

Paradoxalement, dans ces camps de misère et de souffrance, les suicides étaient rarement liés à cet état de fait ; ils étaient relativement rares et principalement liés à des détresses sentimentales[2]. À chaque suicide son histoire tragique et sa douleur incommensurable. J’ignorais celles de cette femme dont le corps gisait en face de moi, mais j’avais peine à ne pas me laisser envahir par la tristesse en pensant à ce qu’elle avait du vivre pour en venir à fausser compagnie à ses six enfants, s’éclipser à l’extérieur du camp pour se donner la mort à l'abris de leur regard.

Les hommes qui m’accompagnaient n’avaient rien prévu pour le transport du corps jusqu’à la pagode: ni brancard, ni même le hamac dans lequel on transporte habituellement les blessés et les malades. Ils s’enquirent alors de couper à la machette un long bambou qui se trouvait sur les lieux, puis ils lièrent les poignets ainsi que les chevilles de la défunte, enfilèrent la tige de bambou sous ces attaches et soulevèrent la charge. Ainsi, le corps de la jeune femme, suspendu à la tige par ces liens, pendait et brinquebalait dorénavant comme la dépouille d’un vulgaire animal sauvage que l’on arbore au retour d’un safari. Je pouvais difficilement contenir mon malaise à la vue de ce corps ainsi traité. 

Ce malaise je l’ai ressenti de si nombreuses fois ; chaque fois en vérité, que sur les lieux d’un bombardement, d’un accident, d’une fusillade ou autre drame, je me suis retrouvé face à ces êtres humains ainsi fauchés en un éclair et dont les corps désarticulés, aux angles improbables, gisaient alors dans des postures grotesques. Je crois que ce j'éprouvais alors me renvoyait droit aux sources même du sens de la religiosité : tels ces hommes de la préhistoire qui éprouvaient ce besoin de redonner au corps du défunt la dignité qui est la sienne, de lui payer respect, notamment en le déposant dans une posture plus ergonomique, c'est-à-dire plus "humaine". C’est toujours ce qui me choquait le plus lorsque, petit, on me visionnait ces scènes de massacres de la Shoah ou tout simplement de catastrophes naturelles d’envergure: comment tous ces corps d’êtres humains qui ont pensé, parlé, ri, joué, aimé pouvaient ainsi être manutentionnés comme de vulgaires sacs de détritus et jetés dans la fosse. 

Cette confrontation fréquente avec la mort, sa banalité tragique, et les souffrances indicibles qu’elle induit chez les survivants auraient pu m’être autant d’invitations au stoïcisme. Loin s’en faut ; bien au contraire, plus j’ai été en présence de ces corps et moins j’en supporte la vue. Je me rendis compte plus tard que cela ne m’était en rien spécial;  lorsqu’en 1993, j’intervins sur le lieu du massacre de Chong Kneas, ce village lacustre de pauvres pécheurs vietnamiens sur le Tonle Sap que les Khmers Rouges avaient attaqué la veille avec une sauvagerie sans pareille, j’avais à mes côtés, à bord de la petite barque qui nous menait sur le lieu du drame, deux illustres journalistes et historiens, vieux baroudeurs de la région, William Shawcross et David Chandler. Lorsque nous approchâmes de la cité lacustre sinistrée, et que notre barque commença à dépasser les premiers corps de victimes qui flottaient à la surface de l’eau, et qu’alors tous les jeunes journalistes mitraillaient de leurs appareils photos, l’un et l’autre tournèrent spontanément la tête dans la direction opposée, et je comprenais tout à fait ce qu’ils éprouvaient. 

L’expérience humanitaire confronte l’homme à tous ses plus grands démons : la souffrance, la peur, et bien sûr la mort. Mais il faut beaucoup plus que sa simple fréquentation pour apprivoiser la mort.  

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[1] Tous les arbres ayant été depuis longtemps coupés par les résidents du camp pour en faire le bois de chauffe si nécessaire à cuisson des aliments, etc.

[2] À l’inverse du camp de Khao-I-Dang, géré par le HCR, où le taux de suicide était beaucoup plus important dû à la situation particulière de ces réfugiés qui ne restaient plus accrochés qu’à un seul espoir: celui de partir au « troisième pays », ce pays qui n’était ni leur pays d’origine, ni celui de leur premier asile (ici la Thaïlande), mais celui qui leur ferait accueil pour se reconstruire une vie. Ces derniers s’appelaient France, États-Unis, Canada, ou autres Pays Bas, Australie, etc. Si pour des raisons de critères très stricts leur demande d’asile se voyait refusée, voire celle de leur conjoint acceptée mais la leur rejetée, le désespoir était alors tel que le suicide leur semblait la seule délivrance possible (voir les articles du Dr. Jean-Pierre HIEGEL sur le sujet).

Période UNBRO, Site 2, frontière khméro-thaïlandaise, 1988

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