9 août 2011

Expatriation : leçon nº 0.01

S’il y avait bien une chose que mon staff ne supportait pas, c’est quand je m’énervais sur le matériel du bureau. Un jour l’un d'eux prit même son courage à deux mains pour m'en faire part ; «-Stéphane, tu sais, nous n’aimons vraiment pas quand tu te mets en colère comme ça… » me fit Sokal à la suite d’un de mes accès de fureur contre ces appareils qui ne veulent pas fonctionner selon leur destin. Ce que mon personnel n’osait toutefois pas me dire, c’est qu’il craignait que mes émotions ne fâchent les "esprits" du lieu, et les conséquences néfastes qu’il pourrait nous en cuire.
Il est vrai que ça ne devait pas être trop agréable de m’entendre, surtout dans le tout petit bureau, très exigu et sans fenêtre, que nous partagions alors au MEDICAM, Dr. Bunthy, Sokal et moi. Une photocopieuse qui me confectionnait sans prévenir une espèce d’origami hideux et indésirable, qu’il me fallait aller chercher si possible au plus profond de ses entrailles,  alors que je ne demandais qu’une simple et bête photocopie; une imprimante, à nouveau en manque d’encre de couleur, qui transformait le graphique d’un rapport urgent en tableau à la Andy Warhol… et j’explosais de rage contre ces "stupides" machines!  Certes, mes colères n’étaient jamais dirigées contre mon staff, ni contre quiconque d’ailleurs, elles ne visaient toujours que des objets, selon le principe bien édicté par Lanza del Vasto «-Pour ne haïr personne, tu haïras bien des choses.», mais elles devaient quand même être assez pénibles à subir. 

Lorsque mon staff me fit part de leur déplaisir à m’entendre ainsi pester - et alors que j’étais encore irrité par la nouvelle trahison d’un appareil - plutôt que de m’excuser, je partis, en toute mauvaise foi, dans une longue diatribe sur comment nous autres, occidentaux, réagissions aux petits inconvénients de la vie : nous râlons, nous pestons, nous rouspétons! Et que c’est ainsi, et qu’il faudra bien qu’ils l’acceptent car cet agacement qu’ils éprouvent en m’entendant n’est en somme qu’un phénomène de "culture shock" ["choc culturel"]... voilà, et qu’on se le dise!

Quelques semaines plus tard, alors que je travaillais à mon clavier, Sokal, à quelques deux mètres de moi assis à son bureau, émit un rot tonitruant. Je fis comme si je n’avais rien entendu, j’ai quand même du savoir vivre... Mais ce n’était que le début d’une déclaration de guerre, comme manifestement Sokal avait une digestion difficile; et bientôt le bureau fut rempli de ses expectorations retentissantes et répétées. Je jetai un regard noir et lourd de reproche à Sokal, qui feignit de ne rien voir. Comme je le mitraillai à nouveau du regard lors d’une nouvelle explosion de gorge, il se tourna vers moi et calmement, dans un grand sourire, et sur le ton de l’évidence me fit un: «-Culture shock.»

Et c'est dans un éclat de rire, que je compris ma leçon.
  
 
Période MEDICAM, Cambodge, 1996-2000

3 commentaires:

  1. "Ne vous irritez pas contre les choses car cela leur est égal" (Euripide)

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  2. Bien joué. "anonyme"! Maintenant c'est Euripide contre Lanza, les paris sont ouverts.
    Quant à moi j'ai tiré ma leçon et je me calme, c'est promis...

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