1 août 2011

Les sales habitudes du malheur.

La scène était tragique et banale. D’autant plus tragique qu’elle était justement banale. Et si banale qu’elle se déroula presque sans un mot, comme toutes ces interventions professionnelles d’équipe si souvent répétées qu’elles ne nécessitent plus guère d’échange de mots; la gestuelle étant si bien rodée. Quelques heures auparavant on m’avait prévenu que des soldats du KPLNF arriveraient bientôt avec un blessé dans le no man’s land, non loin du camp de Site 2. J’avais alors prévenu le CICR qui m’avait immédiatement envoyé une ambulance. Nous nous garâmes en bout de sentier, celui par lequel les hommes devaient arriver du Cambodge d’un instant à l’autre. Puis nous attendîmes en silence.

Après un long moment, peut-être une heure ou plus, nous vîmes au loin trois hommes sortir de la forêt, celui du milieu soutenu aux épaules par ses deux camarades. Lorsqu’ils furent à notre niveau, nous rencontrâmes sur les visages impassibles de ces jeunes hommes, le regard fatigué de ceux qui semblent porter en eux toute la résignation du monde; un regard tellement fatigué en vérité que les émotions n’y brûlaient plus. Ces hommes avaient marché plus de dix heures dans la jungle avant de nous trouver. Sous le genou gauche de l’homme du milieu, il y n’avait plus rien. Tout juste quelques lambeaux ensanglantés de son pantalon de treillis militaire. Mais de sa jambe et de son pied, plus rien. Ils avaient été arrachés d’un coup lorsqu’il avait marché sur la mine. L’homme était livide, il avait manifestement perdu beaucoup de sang, mais grâce à la constriction réflexe des vaisseaux sanguins du membre arraché par explosion - phénomène physiologique bien connu des chirurgiens de guerre - l’hémorragie avait été quelque peu limitée, et l’homme n’avait pas été saigné à blanc. Mais son état nécessitait des soins urgents pour le préserver d’un état de choc imminent. 
Les ingénieurs de l’armement qui avaient conçu la mine pouvaient être fiers, leur engin avait bien remplit son rôle: il n’avait pas tué, simplement mutilé; un invalide étant autrement plus coûteux et plus encombrant pour l’ennemi qu’un mort.

On fit monter le blessé dans l’ambulance, l’allongea, et l’infirmier le mit sous perfusion. L’ambulance repartit sans sirène ni gyrophare, comme si la chose était tellement courante aujourd’hui qu’elle ne nécessitait même plus les procédures d’urgence.

La suite, elle aussi n’était plus que routine : à l’hôpital du CICR de Khao-I-Dang, les chirurgiens verraient si l’amputation causée par l’explosion nécessiterait quelques "rabotages" et autre révision du moignon pour mieux le préparer à la pose d’une prothèse, puis le patient serait transféré de l’autre côté de la rue; là, les kinés d’OHI et leurs assistants prendraient en charge sa rééducation fonctionnelle et les prothésistes et leurs ouvriers sa première prothèse…   et le jeune soldat rejoindra alors invariablement la très longue cohorte des victimes des mines anti-personnel, ces êtres dont l'intégrité physique a été à jamais profanée par quelques poudre et pièces de métal si ingénieusement placées.


Dans le camp, régulièrement, on entendait au loin de grosses explosions, avec ce bruit spécifique - comme étouffé - bien différent du bruit des obus ou des roquettes qui tombent. Les expats fraîchement arrivés sursautaient alors et ouvraient de grands yeux ; les khmers, qui eux continuaient invariablement à vaquer à leurs occupations, les rassuraient alors: «-ce n’est rien, c’est juste une mine qui vient d’exploser à l’extérieur du camp». C’est vrai, dans ces cas là, le risque pour les résidents du camp était nul. En revanche, à cet instant précis, si ce n’était pas une vache ou un buffle qui venait de sauter sur la mine, c’était un homme ou une femme dont la jambe venait d’être arrachée, ou un enfant qui venait d’être tué. 
Alors, on nous appellerait, mes collègues ou moi, et la scène recommencerait…  

Période UNBRO Site 2, 1987-89

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