Après
un baccalauréat passé de justesse, je rêvais déjà de parcourir le monde, et je
m'étais inscrit - un peu trop précipitamment sans doute - dans une école privée
qui préparait à un BTS de tourisme. Hélas, je me rendis vite compte que cet
établissement n'était qu'une "boite-à-fric", pas sérieuse et
franchement malhonnête. Échaudé par l'expérience, et ne voulant plus voir mes
parents dépenser quoi que ce soit pour moi, après le gâchis de ce premier
trimestre, je décidai de quitter ces études et de partir illico travailler en
Angleterre. Ainsi, mon année n'aurait pas été perdue complètement puisque j’allai
au moins pouvoir améliorer mon anglais, condition sine qua non pour voyager
dans le monde.
Me
voici donc un beau matin, à 18 ans, traversant la Manche sans savoir encore où
je coucherai le soir. J'avais bien fait quelques recherches (difficile, pas
d'Internet à l'époque!) et trouvé quelques possibles petits boulots, dans des
hôtels de Londres notamment; voire de bénévole dans des centres pour personnes
handicapées, mais rien de précis ni de décidé. J'arrivai donc à la gare
Victoria en début d'après-midi sans trop savoir où aller ensuite. Je ne me
souviens plus du tout de ce qui a présidé à mon choix, mais je me rappelle
seulement à la gare routière être monté dans le bus pour Nottingham, ville où
j'avais quelques chances d'être accepté comme volontaire-bénévole dans un
centre pour handicapés. J'arrivai à la nuit tombée, et parcourus à pieds les
rues de la ville, ma valise à la main, cherchant le centre Skylark du Winged
Followship Trust (WFT).
Je me souviens encore de mon arrivée au
centre: son directeur, Ian, un barbu sympa, dans la quarantaine, m'accueillit très
chaleureusement, et bien que ne m'attendant pas du tout, me dit aussitôt: "-OK, pose ton sac là, et suis- moi! Tu
t'occuperas de Trevor". Il me mena alors à travers les couloirs du
centre, et nous pénétrâmes dans une chambre où dans un lit gisait … un monstre.
Oui, c’est bien le nom qu’on leur donne en France: des monstres. Ces êtres dont
le corps est si méconnaissable qu'on a peine à croire qu'il s'agit d’hommes. "-Je
te présente Trevor - me dit Ian - et
tu arrives juste à temps car c'est l'heure de sa toilette. Vas-y. Quand tu auras
fini, rejoins-nous dans le réfectoire pour le diner. A tout de suite!",
et il tourna aussitôt les talons.
Je
me retrouvai donc seul avec Trevor, les bras ballants sans trop savoir comment
m'y prendre. Je tâchai de communiquer
avec lui, et reçus en retour des espèces de râles incompréhensibles. Comment
faire la toilette à ce corps déformé, aux articulations bloquées dans une posture
des plus incongrues: une sorte de position fœtale, les bras recroquevillés sur
la poitrine, les jambes croisées et pliées en arrière; il lui était bien sûr impossible de se mettre
debout, ni même de s'asseoir. Mais plus encore que ce corps, c'était surtout ce
visage qui me laissait perplexe: un visage constamment torturé de grimaces, des
yeux qui lançaient des regards dans tous les sens dans un strabisme divergent
incontrôlable. J'ignorais même si Trevor pouvait me voir. Je remarquai
toutefois, qu'un peu comme un oiseau, il tournait parfois la tête pour qu'un
des ces yeux au moins puisse me fixer et m'observer. Bien que je n'en menais
pas large, j'optai dès le départ pour un ton enjoué et sans chichi. "- Bon, et bien, Trevor, on y va.
Pardon si je ne sais pas trop bien comment m'y prendre mais j'y vais!"
Je le déshabillai donc avec toutes les difficultés du monde, tel un croque-mort
qui déshabille une dépouille raidie. Par bonheur, une infirmière sympa passa en
coup de vent dans la chambre, juste le temps de me montrer comment m'y prendre,
avant de repartir tout aussi vite. Je passai alors le gant de toilette sur
toutes les parties du corps de Trevor, y compris les plus intimes, tout en
tâchant de meubler un silence qui nous aurait mis mal à l'aise l'un et l'autre:
"Euh, Trevor, est-ce que tu peux
passer ton bras là?… non… bon, tant pis." Je pris alors son bras et
lui fis passer la manche moi-même, etc.
Au bout d'une bonne demi-heure, la toilette fut terminée: Trevor était
propre, sentait bon, et était en pyjama. Restait à l'installer dans la chaise
roulante pour l'emmener au réfectoire, ce qui ne fut pas chose facile du tout:
Trevor, tout déformé qu'il fut, avait bien la corpulence d'un adulte. Une fois dans sa chaise, nous nous rendîmes
au réfectoire pour le diner. Là, je lui donnai la becquée, cuillérée par
cuillérée, tâchant d'anticiper autant que possible les soubresauts soudains qui
secouaient souvent son corps et rendaient
l'opération quelque peu sportive.
Les
centres du WFT accueillaient des personnes très gravement handicapées ("severely disabled ")
et leur offraient des vacances agréables, tout en permettant un peu de répit à
leurs familles. On trouvait donc dans
ces établissements des personnes que l'on ne voyait jamais dans les rues: des
hydrocéphales aux têtes aussi grosses que des roues de camion, une lilliputienne
dans la cinquantaine qui, debout, m'arrivait à peine au genou, des amputés de
toutes sortes, manchots, culs-de-jatte, des IMC, des aveugles, des
Parkinsoniens, etc. La tâche des bénévoles était alors multiple: d'abord faire
la toilette biquotidienne des "invités" ("guests", c'est
ainsi qu'on appelait les personnes handicapées hébergées), ensuite, tout au long
de la journée les accompagner aux toilettes pour les asseoir et les essuyer,
puis les distraire par des jeux de société divers, les promener dans les parcs,
dans les grands magasins, etc. A cela s'ajoutaient les corvées de ménage la
nuit, et de plonge le soir. Les jeunes d'aujourd'hui diraient sûrement que nous
étions "totalement exploités". En attendant, l'ambiance y était très conviviale,
et l'entente entre invités, bénévoles et salariés très bonne.
Je
suis resté de nombreux mois dans ces centres du WFT, me déplaçant en
Grande-Bretagne d'un centre à l'autre: Skylark, Chigwell et Redhill. Je me suis
ainsi occupé de nombreux “invités”; et je ne compte plus le nombre de visages
que j'ai rasés, ni de postérieurs que j'ai essuyés. Avec chacun de mes protégés
j'ai noué des liens, mais ce fut sans conteste Trevor qui me reste en mémoire
comme l'expérience la plus riche. Ce même Trevor que j'avais connu dès la
première demi-heure de mon arrivée. Avec le temps, j'avais appris à mieux le
connaitre: âgé d'une cinquantaine d'années, sa mère de quatre-vingts ans avait de plus en plus de mal à s'occuper de lui toute seule, et pour lui
comme pour elle, ces vacances de la WFT étaient une bénédiction. A 50 ans,
Trevor n'était encore jamais sorti de chez lui! C'était son premier contact
avec le monde extérieur et avec d'autres personnes que sa mère. Cette dernière l'avait
caché toute sa vie. Trevor et moi étions donc des martiens l’un pour l’autre.
Lors
d'une de ces séances de toilette biquotidiennes que je prodiguais à Trevor,
j'observai que ce dernier pouvait très légèrement contrôler son avant-bras, son
poing et son pouce droits. Juste assez en tout cas pour pouvoir instaurer un
code entre nous: s'il me montrait son pouce, c'est que ça allait bien; ça
voulait dire "ça va" ou "oui". Ce fut donc un début de communication entre
nous. Grâce aussi à cette toute petite amplitude du bras droit je pus aussi commencer à jouer
avec lui. Ainsi, un jour que j'étais en train de lui passer un gilet par la
tête et que son poing vint frôler mon visage, je me jetai à terre comme s'il
m'avait flanqué un coup de poing et mis KO. J'entendis alors un éclat de rire
magnifique retentir dans la chambre! Je me souviens encore de l'émoi que
j'éprouvai alors; le simple fait de savoir que je pouvais faire rire Trevor me remplit
de joie. Je remarquai aussi qu'une espèce de rictus se dessinait sur ses
lèvres, que je savais être un sourire. Nos matchs de boxe devinrent donc de
grands moments de complicité et de joie mutuelle.
Mais
c'est un autre petit évènement qui m'ébranla le plus: un jour que je faisais
une partie d'échec avec un autre bénévole, Trevor à mes côtés, j'entendis
soudain ce dernier émettre des râles et s'agiter. Je me tournai vers lui et lui
demandai s'il voulait aller aux toilettes, mais manifestement ce n'était pas le
cas. Et il continuait à marmonner quelque chose. Soudain, mon camarade bénévole
et moi furent pris de stupeur: médusés, nous venions de comprendre ce qui
sortait des lèvres de Trevor: "-
place… le cavalier… sur… la case B6!". Trevor m'indiquait le meilleur
mouvement à faire sur l'échiquier. Il suivait donc la partie, la comprenait
parfaitement et pouvait même me conseiller. Je ressentis un frisson me
parcourir le corps: Trevor était en prison! Trevor comprenait tout. Il était
"simplement" prisonnier de son corps débile. Je savais, je l'avais
découvert, que Trevor avait un cœur; à cet instant je découvrais qu'il était
intelligent. Je regardai Trevor avec un mélange de surprise et de joie: ses yeux
lançaient des regards triomphants dans tous les sens, et sur ses lèvres, je
reconnus le sourire du boxeur.
Période:
bénévole en Angleterre.
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